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Fox News diffame mais échappe à un procès

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Diffuser un mensonge est-il le cautionner ? Le débat aurait pu être tranché aux États-Unis par un jury du Delaware si un procès en diffamation était allé à son terme. Mais les parties ont trouvé un accord et il n’y aura pas de jugement. Les questions posées restent en suspens.

L’histoire commence en novembre 2020. Sur la chaine Fox News, les partisans du président sortant Donald Trump dénoncent une élection truquée. Ils mettent notamment en cause les machines à voter conçues par la société Dominion Voting Systems utilisées dans 28 états. Ils affirment sans preuve que ces systèmes ont faussé les résultats dans de nombreux centres de vote, et sont donc complices du « vol » de l’élection. Dominion porte plainte pour diffamation et demande 1,6 milliard de dollars de dédommagement.

Début 2023, les parties ont présenté au juge leurs arguments. Et les avocats de Dominion ont produit des courriels, des textes, des témoignages et d’autres communications privées du personnel de Fox News démontrant que de nombreux cadres et présentateurs ne croyaient pas un mot des accusations des défenseurs de Donald Trump.

Affichage mobile à New-York dénonçant le double discours de certains journalistes de Fox News (© I.S.Savenak - Getty Images)

Affichage mobile à New-York dénonçant le double discours de certains journalistes de Fox News (© I.S.Savenak – Getty Images)

Leurs appréciations hors antenne et leurs propos en direct divergent radicalement. Par exemple, un présentateur écrit dans un courriel le 21 novembre 2020 que les allégations concernant Dominion sont « choquantes et imprudentes ». Mais le même dit aux téléspectateurs de Fox News le 23 novembre que la sécurité des machines de vote électronique était un « vrai problème« . Une de ses consœurs juge en privé qu’« aucun avocat sérieux ne pourrait croire ce que disent les partisans de Trump  ». Elle déclare cependant 48 heures plus tard à l’antenne qu’à son avis l’élection était « truffée de problèmes et de fraudes potentielles ».

Fin mars 2023, le juge a clos la première phase de la procédure en soulignant qu’il était « clair comme de leau de roche qu’aucune affirmation sur Dominion lors de l’élection de 2020 [n’était] vraie ». Mais l’affaire n’ira pas plus loin. Fox News a accepté à la mi-avril un accord prévoyant de verser 787,5 millions de dollars à Dominion Voting Systems, ce qui met fin aux poursuites en diffamation.

Apaisement bienvenu pour les uns, occasion manquée pour les autres, cette conclusion n’épuise pas les questions déontologiques. Quoi qu’ils disent, ces journalistes ont laissé diffuser et diffusé eux-mêmes de fausses informations en connaissance de cause.

Car il est établi maintenant, même sans décision finale d’un jury, qu’en novembre 2020, la théorie d’une élection volée chère à Donald Trump ne convainquait pas au sein de Fox News. Un porte-parole de la chaîne a expliqué récemment à l’AFP qu’il était « essentiel pour la recherche de la vérité » d’avoir laissé s’exprimer toutes les parties. Certes, les avocats de Donald Trump portaient des accusations contre les machines de votes : c’était un fait. Mais avoir relayé ce « fait » sans préciser que rien de sérieux ne l’étayait est une erreur. L’avoir repris dans des commentaires ou dans la formulation de questions est plus que problématique : cela lui donnait la crédibilité d’une vérification journalistique dans les règles. Or au même moment les éléments recueillis par les journalistes de la chaîne les conduisaient à conclure que ces accusations étaient inconsistantes.

La responsabilité du journaliste est de rapporter les propos des acteurs de la vie publique. Mais quand ceux-ci mentent, que le mensonge est établi, être responsable est dire que ce sont des mensonges. Puis c’est cesser de les répercuter – ou ne le faire que pour les démonter. Dès le 5 novembre 2022, un des présentateur Bret Baier plaidait en ce sens auprès d’un cadre de Fox news : « Nous devons empêcher ce genre de choses… Nous devons vérifier les faits ! Nous devons vérifier les faits ! ». Il n’a pas été écouté.

Fox News et ses équipes – y compris son propriétaire Rupert Murdoch – ont été pris au piège d’un positionnement militant. Comme l’écrit Jon Allsop dans la lettre d’information quotidienne de la Columbia Journalism Review « Murdoch et nombre de ses subalternes savaient que les mensonges électoraux de Trump étaient des mensonges, mais ils les ont tout de même diffusés, notamment par crainte que les téléspectateurs pro-Trump ne fuient vers des concurrents de la droite radicale ». Revient en mémoire cette remarque de George Orwell dans la préface de La ferme des animaux : « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ».

Il faut espérer que les rédactions y réfléchiront à deux fois avant de répercuter tels quels consciemment de nouveaux mensonges – au moins concernant des personnes physiques ou morales qui, comme le montre l’exemple de Domition Voting Systems, peuvent obtenir d’importants dédommagements. Mais des mensonges continueront à circuler, notamment sur les réseaux sociaux. Des politiciens et leurs thuriféraires ne se priveront pas d’asséner des affirmations générales infondées : Donald Trump ne manque jamais de dénoncer une « élection volée » 2 ans est demi après sa défaite.

Les journalistes devraient mesurer leur responsabilité quand ils sont confrontés à ces situations où mensonges et manipulations se font passer pour des faits établis. Et s’interroger : s’il n’est pas de démocratie sans liberté de la presse, jusqu’où laisser saper la démocratie par des mensonges au nom de la liberté ?

Texte publié dans l’Infolettre n°111 de l’Union de la presse francophone
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